Le jeudi 10 octobre 2024, la grande salle du cinéma Eldorado à Dijon a été le théâtre d’émotions fortes et de discussions essentielles. Suite au placement du cinéma en redressement judiciaire, l’équipe de l’Eldorado avait appelé le public à se rassembler pour faire le point sur la situation et réfléchir à l’avenir de ce qui reste le seul cinéma indépendant de la ville. L’appel a été entendu : la salle était pleine, témoignant d’un attachement profond de la population à ce lieu emblématique de la culture locale.
Le débat a débuté avec Matthias Chouquer, directeur du cinéma depuis 2004, visiblement ému. Avec franchise, il a souhaité expliquer pourquoi l’Eldorado se trouvait dans cette situation précaire. Il est revenu sur son arrivée en 2004, à une époque où le cinéma enregistrait des fréquentations record : « Moi, j’arrive en 2004 ici à l’Eldorado, à une période où c’est un pic de fréquentations, on fait 160 000 entrées, c’est dingue […] Mais bizarrement, c’est la meilleure année depuis peut-être 30 ans, mais c’est aussi le départ d’une lutte contre les circuits ». Cette lutte, il l’a expliqué, est celle des petits cinémas contre les grands circuits de distribution qui possèdent des dizaines de salles à travers le pays et préfèrent miser sur des multiplex.
Il explique aux gens présents en nombre dans la salle : « Les circuits, ce sont des propriétaires de salles qui possèdent plus de 50 écrans en France. C’est comme ça qu’on définit les circuits, et ils possèdent très souvent des multiplex. Les luttes des salles indépendantes contre les circuits ont commencé dans les années 90, à partir de la première vague de construction des multiplex. À Dijon, d’ailleurs, le premier est arrivé un peu tardivement : c’est le Cap-Vert, qui a été construit en 1999. Les luttes des indépendants commencent à ce moment-là, et à l’Eldorado contre le circuit qui, à l’époque, s’appelait Ciné Alpes et qui possédait le Cap-Vert. Certains d’entre vous se rappellent peut-être le cinéma Devosge en centre-ville. Cela commence cette année-là, en 2004, puisque c’est l’année où le Devosge commence à revendiquer des films d’art et essai. Donc moi, j’arrive un peu à la fois dans une période d’euphorie, mais aussi avec de lourdes menaces qui pèsent sur l’Eldorado. À partir de 2004, l’Eldorado n’a cessé de perdre du terrain face aux circuits, d’abord Ciné Alpes, puis Pathé qui est arrivé à Dijon ».
La construction du Pathé Dijon, à la Cité de la Gastronomie et du Vin, n’a clairement rien arrangé. Le cinéma Darcy, en réaction, mordant de plus en plus sur la programmation Art et essai, spécialité du cinéma l’Eldorado.
Une concurrence déloyale qui étouffe les Indépendants
Matthias Chouquer a ensuite dépeint le paysage cinématographique dijonnais, marqué par une compétition difficile pour une salle indépendante comme l’Eldorado. « Il y a trop d’écrans à Dijon, et surtout il y a deux circuits en présence, parce qu’on est la seule salle indépendante de la ville », a-t-il expliqué. Il a rappelé la présence de deux groupes majeurs : le circuit Pathé, avec le Cap Vert et la Cité de la gastronomie, et le groupe MC4, qui gère les salles du centre-ville, l’Olympia et le Darcy. Ce monopole des groupes empêche souvent l’Eldorado de pouvoir projeter des films d’art et essai, qui étaient pourtant sa spécialité.
En effet, lorsqu’un film sort en salle, le distributeur définit un nombre de copies par ville, en fonction de la taille de cette dernière. Pour une ville comme Dijon, certains films ne devraient pas dépasser la copie unique. Ces films, dit porteurs, permettent de récolter de nombreuses entrées, et ainsi de diffuser d’autres œuvres plus confidentielles, mais essentielles à la diversité culturelle, sans pression de rentabilité. Or, les circuits font pression sur les distributeurs pour que 2 ou 3 copies sortent à Dijon. Le public s’éparpille donc sur plusieurs salles, et les recettes sont divisées au moins par trois pour l’Eldorado, désavantagé par sa situation géographique par rapport au Darcy ou au cinéma Pathé de la Cité de la gastronomie.
Et la nouvelle carte du réseau Divia ne vient pas arranger la situation. Le cinéma, jusqu’ici desservi par deux lignes de bus, ne l’est plus que par la seule et unique liane 5. De nombreuses classes, de la maternelle au lycée, ne sont plus en mesure de se rendre à l’Eldorado, les changements de bus trop nombreux s’avérant bien trop chronophages.
« Les règles de concurrence qui s’appliquent dans les autres villes ne s’appliquent pas à Dijon ». Matthias Chouquer a comparé la situation du cinéma Eldorado à celle des petits commerçants de centre-ville qui se font étouffer par les grandes surfaces. Cette métaphore a résonné auprès du public présent, rendant tangible la difficulté de survie du cinéma face à des adversaires à la puissance financière bien supérieure.
Des années noires pour Matthias Chouquer
Le directeur n’a pas caché non plus ses erreurs personnelles. Entre 2020 et 2023, il a traversé une période sombre marquée par une dépression qui a eu un impact sur la gestion administrative et comptable du cinéma. « J’ai eu des manquements sur les plans administratifs et comptables, je le reconnais. Il y a bien deux années où je n’ai pas demandé les subventions, pour 2023 et 2024. Et ça, c’est une connerie, disons-le clairement ». Cette omission a aggravé la situation financière de l’Eldorado, aujourd’hui en proie à une dette estimée à plus de 400 000 euros.
Pendant cette période, le directeur de l’établissement et son équipe n’ont pour autant pas cessé de se battre quotidiennement afin de pouvoir diffuser les films qui leur reviendraient logiquement. Ils le reconnaissent, être en perpétuelle guerre contre les grands groupes leur demande énormément d’énergie et beaucoup de temps.
Quel Avenir pour l’Eldorado ?
Malgré la situation précaire, Matthias Chouquer a tenu à préciser que des efforts étaient faits pour sauver l’Eldorado. La dette est actuellement gelée pour une année, laissant un peu de répit pour réfléchir aux solutions possibles. « Une fois qu’on aura utilisé les subventions et les recettes, il nous resterait environ 200 000 € à régler sur cette période », a-t-il expliqué, évoquant la possibilité d’un plan de redressement sur dix ans.
Les discussions avec le public se sont poursuivies longtemps, avec des propositions et des idées pour permettre à l’Eldorado de continuer sa mission : être un lieu culturel unique à Dijon, promouvant des films différents, loin de la logique de rentabilité des grands circuits.
«Les circuits de distribution mènent une offensive terrible contre les indépendants, et ce qui nous arrive va arriver aux autres salles indépendantes en France », a prévenu Mattias Chouquer, concluant sur une note qui résonne comme un appel à la mobilisation générale.
Prochainement, une nouvelle réunion sera organisée, avec cette fois l’idée de mettre en place un projet d’avenir pour sauver le cinéma. Le projet qui sera établi prochainement sera, ou non, le début d’un nouveau départ, si le tribunal de commerce l’accepte.
Le sort de l’Eldorado, comme celui de tant d’autres cinémas indépendants en France, repose désormais sur la solidarité des habitants et la capacité des institutions à répondre présents. Une page de l’histoire de la culture locale est en jeu, et la mobilisation de ce jeudi montre qu’il y a encore de l’espoir. Pour beaucoup, l’Eldorado reste un phare indispensable au sein du paysage culturel dijonnais.
Cinéma : en chiffres
La situation financière du cinéma L’Eldorado montre que la concurrence est rude à Dijon et dans sa métropole. Sur la métropole dijonnaise, il y a très exactement cinq cinémas, qui représentent à eux seuls 40 salles. Le groupe MC4 détient deux cinémas, l’Olympia et le Darcy. Vient ensuite le cinéma d’art et essai indépendant, l’Eldorado, puis le géant Pathé, qui détient le Cap Vert à Quetigny, et le Pathé de la Cité de la Gastronomie et du Vin.
Pathé se distingue, avec en 2023 un nombre d’entrées à faire envie aux autres cinémas. Le Pathé Cap Vert, avec ses 12 salles, a attiré 487 000 entrées. Au 8 octobre 2024, il enregistre déjà 322 000 entrées.
Le Pathé de la Cité de la Gastronomie (dit Pathé Dijon) a comptabilisé 215 000 entrées en 2023. Au 8 octobre 2024, il a déjà enregistré 173 000 entrées. Le groupe MC4 tire son épingle du jeu avec 107 000 entrées en 2023 au cinéma Darcy (6 écrans). Au 8 octobre 2024, il avait déjà enregistré 74 000 entrées. L’Olympia, avec ses 10 écrans, a enregistré 206 000 entrées en 2023. Au 8 octobre 2024, il avait déjà enregistré 164 000 entrées.
Le cinéma indépendant L’Eldorado, avec ses 3 salles, a enregistré 100 000 entrées en 2023 et 64 000 entrées au 8 octobre 2024.