Sous les ors de la Salle des États, la ville de Dijon a salué la mémoire de Robert Badinter, artisan de l’abolition, humaniste intransigeant et conscience morale de la République. Un hommage solennel, porté par le discours émouvant et magistral de Nathalie Koenders.
En cette fin d’après-midi automnale, la lumière filtrant à travers les hautes fenêtres de la Salle des États baignait de douceur les visages recueillis. Devant un parterre d’élus, de magistrats, d’universitaires et de citoyens, la ville de Dijon a rendu hommage à Robert Badinter, disparu quelques mois plus tôt, à l’occasion de son entrée au Panthéon. Une cérémonie d’une intensité rare, mêlant recueillement, indignation et reconnaissance, au cœur même de cette cité qui a connu, mieux que toute autre, les combats et les convictions du grand avocat.
« Dijon s’incline aujourd’hui devant un homme dont la vie fut consacrée à la justice, à la liberté et à la dignité humaine », a ouvert Madame Nathalie Koenders, maire de Dijon et première vice-présidente de Dijon Métropole, dans une allocution empreinte d’émotion.
La blessure d’un jour d’hommage
Mais avant toute chose, c’est la voix tremblante, chargée d’une colère retenue, que la maire a tenu à dénoncer un acte indigne : « C’est avec une immense émotion et j’oserai dire une infinie révolte que je tiens à exprimer ma profonde indignation face à l’acte abject dont nous avons pris connaissance à la mi-journée : la profanation de la tombe de Robert Badinter dans le cimetière de Bagneux, et ceci à quelques heures de son entrée au Panthéon. »
L’assistance, saisie, a accueilli ces mots par un silence lourd. « Il s’agit là d’un geste lâche et indigne que la ville de Dijon condamne avec la plus grande force. J’adresse tout mon soutien à sa famille, en particulier à Élisabeth Badinter », a-t-elle ajouté, évoquant la lettre échangée avec l’épouse du défunt.
Ce tragique événement, survenu le jour même où la Nation s’apprêtait à accueillir Robert Badinter au Panthéon, a transformé l’hommage dijonnais en acte de résistance morale : une réponse digne à l’indignité, une réaffirmation de l’esprit républicain face à la haine.
« 44 ans jour pour jour après l’abolition de la peine de mort »
La coïncidence du calendrier ajoute à la solennité du moment. Le 9 octobre 2025 marque le 44e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France, portée en 1981 par le ministre de la Justice Robert Badinter, sous la présidence de François Mitterrand. « En ce 9 octobre 2025, 44 années jour pour jour après l’abolition de la peine de mort dont il fut l’artisan, Robert Badinter rejoint le temple républicain de celles et ceux à qui la Nation exprime la plus grande des reconnaissances », a rappelé Nathalie Koenders, la voix chargée d’émotion.
Sous la coupole du Panthéon, l’attendent Condorcet, Zola, Hugo, Jaurès – les grands esprits de la République, dont Badinter fut l’héritier. « Condorcet, auquel il consacra un ouvrage avec son épouse Élisabeth… Zola, dont il partage le courage moral… Hugo, plume et voix de l’Abolition… Jaurès, qui déjà proclamait : La peine de mort est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. »
Ces références, rappelées avec précision par la maire, inscrivent Badinter dans la lignée directe des penseurs et des combattants du progrès humain.
L’avocat de l’Abolition et le professeur de la dignité
Dijon n’a pas oublié l’homme qui, ici même, dans les amphithéâtres de son université, enseigna le droit avec passion. « Des amphithéâtres de l’Université de Dijon où il enseigne au début de sa carrière, au prétoire de la cour d’assises où, en 1979, il défend et sauve l’un des derniers condamnés à mort de France, Robert Badinter a marqué Dijon de ses mots et de ses convictions », a rappelé Nathalie Koenders.
Cette défense historique, celle de Jean Portais, scella le destin d’un avocat déjà habité par la conviction que « la justice ne saurait s’exercer par le sang ». Deux ans plus tard, le 17 septembre 1981, son discours à l’Assemblée nationale entra dans la mémoire collective : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. »
Pour la maire, cet acte fondateur fut bien plus qu’une réforme politique : « L’abolition de la peine capitale fut une victoire morale, philosophique, qui fit entrer la justice française dans le monde moderne. Elle permit à la République de franchir le seuil qui sépare la barbarie de l’État de droit, la vengeance de la justice. »
Un humaniste intransigeant, un homme de principes
Mais au-delà de l’Abolition, Nathalie Koenders a tenu à rappeler l’immensité de l’œuvre de Robert Badinter : « Professeur passionné, avocat brillant, homme d’État réformateur, il fit de l’universalité des droits et de la dignité de l’humain, de cette primauté de la personne humaine, le combat de toute une vie. »
Elle évoque alors ses engagements successifs : la lutte contre l’antisémitisme, qu’il connut dans sa chair en perdant son père déporté à Sobibor ; l’amélioration des conditions carcérales ; la dépénalisation de l’homosexualité ; la défense de la laïcité. « Autant de batailles qui trouvent aujourd’hui une résonance particulière, en France et dans le monde », souligne-t-elle.
Et d’ajouter une anecdote touchante, rapportée par un Dijonnais présent : « En 2015, Robert Badinter avait fait l’aller-retour Paris–Toulouse pour une simple conférence bénévole sur la tolérance. Cette anecdote en dit long sur la force et l’abnégation qu’il mettait dans la défense des causes qui lui étaient chères. »

La raison pour boussole, le progrès pour horizon
À travers ce portrait, Nathalie Koenders a esquissé la figure du sage républicain, fidèle à la raison, ennemi de la haine et de la démagogie. « Avec le progrès humain pour horizon et la raison pour boussole, Robert Badinter incarne la conception la plus noble de la responsabilité politique : un phare qui éclaire l’avenir, et non un miroir qui reflète les passions de l’opinion publique. »
Son engagement intellectuel ne cessa jamais. Dans “Vladimir Poutine, l’accusation” (2023), son dernier ouvrage, Badinter dressait un réquisitoire contre la guerre en Ukraine. « Tel Zola dans J’accuse, il dénonça les crimes de guerre et appela à la défense de la liberté du peuple ukrainien. »
Ce rappel, salué par un long silence, a donné au discours une portée universelle : celle d’un homme qui, jusqu’à ses derniers jours, refusa le silence face à l’injustice.
Un nom gravé dans la pierre de Dijon
L’un des temps forts de la cérémonie fut l’annonce de la renommation de la Place du Palais, devant la Cour d’appel, désormais baptisée “Place du Palais – Robert Badinter”. « Là même où, en 1979, il arracha un homme à la guillotine, Dijon grave dans la pierre la mémoire de celui qui fit triompher la justice sur la vengeance », a déclaré la maire, sous les applaudissements.
Ce geste, simple et fort, inscrit l’héritage de Badinter dans la mémoire civique et architecturale de la ville. « L’institution judiciaire française et ses représentants sont aujourd’hui la cible d’attaques inacceptables », a-t-elle ajouté. « L’inscription de son nom dans le cœur de notre cité est un appel : un appel à la fidélité à l’idéal de justice, à la dignité humaine, et à la défense de l’État de droit. »
Une cérémonie collective et symbolique
Autour de Nathalie Koenders, de nombreuses personnalités avaient répondu à l’invitation : François Rebsamen, président de Dijon Métropole, Alain Chateauneuf, premier président près la cour d’appel, Philippe Astruc, procureur général, Anne Geslain, bâtonnière de Dijon, mais aussi le doyen de la faculté de droit, Jimmy Lopez, et de nombreux élus locaux.
Le Conservatoire à rayonnement régional a accompagné l’hommage de morceaux musicaux tirés de “La Belle-Hélène” et “Cosi fan tutte”, deux opéras chers à Robert Badinter. Le Conseil municipal d’enfants, l’École nationale des greffes, l’Ordre des avocats et plusieurs associations locales – France Victimes 21, l’Opad, l’UBE – ont contribué à faire entendre les mots du disparu.
« Les morts nous écoutent »
La conclusion de l’allocution fut à l’image de son destinataire : simple, juste, et bouleversante. « Robert Badinter était animé par une admirable foi en l’humanité, une inextinguible soif de justice et une haute conscience morale qui nous obligent », a dit Nathalie Koenders avant de rappeler cette phrase qu’il aimait : « Il y a un droit qu’on ne saurait retirer à quiconque : c’est le droit de devenir meilleur. »
Puis, dans un dernier élan, elle fit résonner la phrase ultime de l’hommage : « Les morts nous écoutent, répétait-il. Alors, Monsieur Badinter, du fond du cœur, Dijon vous remercie. La République vous remercie. »
Un héritage vivant
En quittant la Salle des États, chacun emportait avec lui un peu de cette lumière que Robert Badinter a su allumer dans la conscience française. Dijon, ville universitaire et de justice, lui rend désormais hommage dans sa pierre, dans sa mémoire, et dans ses valeurs. Et tandis que la Place du Palais – Robert Badinter accueillera désormais les pas des justiciables, des étudiants, des avocats et des citoyens, le nom de celui qui fit triompher la vie sur la mort continuera d’y résonner comme une promesse de République.



