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La chambre sociale de la Cour d’appel de Dijon a donné raison à la SNCF dans un dossier particulièrement sensible de harcèlement moral. Saisie par l’entreprise ferroviaire, la juridiction a infirmé le jugement du conseil de prud’hommes de Dijon qui, en 2023, avait reconnu un harcèlement moral à l’encontre d’un agent de sûreté ferroviaire (SUGE) et condamné la SNCF à lui verser 20 500 € de dommages et intérêts.
À l’issue de l’arrêt rendu au nom du peuple français, la SNCF est déchargée de toute responsabilité pour harcèlement moral. Le salarié, lui, est finalement débouté de ses demandes indemnitaires et condamné à payer les dépens de première instance et d’appel, ainsi qu’une somme de 1 500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile à la SNCF.
Un agent SUGE aux 25 ans d’ancienneté face à son employeur
Le salarié, désigné dans la décision sous l’initiale M. [V], a été embauché en avril 2000 par l’EPIC SNCF comme agent opérationnel de la sûreté ferroviaire, au sein du service SUGE. Il progresse ensuite dans sa carrière, notamment par des changements de niveau et de qualification, et se voit affecté, à partir d’octobre 2016, à la direction sûreté zone Est sous l’autorité de deux supérieurs hiérarchiques, également cités dans la procédure.
Le climat se dégrade à partir de 2017. S’enchaînent alors :
- un courrier d’observation en février 2017 sur l’entretien de son arme de service,
- un accident du travail en mai 2017,
- une sanction disciplinaire le 29 mai 2017 (mise à pied pour comportement contraire à l’éthique),
- un nouvel avertissement disciplinaire en mai 2018,
- une reprise à mi-temps thérapeutique en mars 2019 avec affectation à la vidéosurveillance,
- une agression au travail en mars 2020, suivie d’un arrêt de travail prolongé,
- une déclaration de maladie professionnelle pour troubles anxio-dépressifs, finalement reconnue par la caisse de prévoyance.
Deux des sanctions infligées au salarié (29 mai 2017 et 14 mai 2018) seront par la suite annulées par le conseil de prud’hommes puis par la cour d’appel, dans des décisions distinctes.
Estimant être victime de harcèlement moral de la part de ses supérieurs, le salarié saisit le conseil de prud’hommes de Dijon le 21 avril 2021. Il demande la reconnaissance du harcèlement, la réparation de son préjudice, une revalorisation de sa carrière et des dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail.
Un premier jugement favorable au salarié
Par jugement du 28 septembre 2023, le conseil de prud’hommes de Dijon donne partiellement raison à l’agent SUGE :
- il reconnaît un harcèlement moral imputable à la SNCF,
- il condamne l’entreprise à lui verser 20 500 € de dommages et intérêts pour harcèlement moral,
- il accorde 1 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
- il rejette toutefois une partie des demandes du salarié (notamment sur son évolution de carrière),
- et condamne la SNCF aux dépens.
La SNCF fait appel de ce jugement, contestant aussi bien la qualification de harcèlement moral que le montant des indemnisations. De son côté, le salarié forme un appel incident pour réclamer davantage : 50 000 € pour harcèlement moral, 10 000 € pour exécution déloyale du contrat de travail, ainsi qu’une revalorisation de sa classification (classe 3, niveau 2, position 14) sous astreinte.
Les enjeux du dossier en appel
Devant la Cour d’appel de Dijon, la SNCF, représentée par son avocat, demande principalement :
- de juger que le salarié n’a pas été victime de harcèlement moral,
- de constater qu’il a bénéficié d’une évolution de carrière conforme au statut SNCF,
- et de le débouter de l’ensemble de ses demandes, en le condamnant à lui verser une indemnité de procédure.
Le salarié, lui, maintient qu’il a subi :
- des sanctions disciplinaires injustifiées,
- une mise à l’écart professionnelle,
- une absence d’évolution de carrière,
- et une dégradation de son état de santé avec reconnaissance d’une maladie professionnelle.
La Cour devait donc trancher deux points majeurs :
-
Le salarié a-t-il été victime de harcèlement moral au sens du code du travail ?
-
La SNCF a-t-elle loyalement respecté les règles d’avancement de carrière prévues par son statut ?
L’évolution de carrière : une progression jugée régulière
Premier volet important, la Cour se penche sur la carrière du salarié. Ce dernier soutenait avoir été bloqué dans son avancement, notamment entre 2006 et 2022, en violation du référentiel interne qui, selon lui, ne permettrait pas de rester plus de 14 ans au même niveau.
La SNCF réplique en rappelant que ses agents relèvent du statut SNCF, élaboré par décret en Conseil d’État, et non de la convention collective de la branche ferroviaire. Dans ce cadre :
- il n’existe pas d’avancement automatique en niveau ou en qualification,
- l’avancement dépend de la notation, de l’expérience et de la qualité des services,
- les promotions se décident après établissement de tableaux d’aptitude en commission paritaire, en fonction de contingents et de postes disponibles.
La Cour relève que l’employeur produit un tableau d’avancement issu du logiciel interne, qui recense les progressions du salarié : changement de niveau en 2006, passage en qualification C en 2008, passage au niveau 2 en 2023, et plusieurs changements d’échelon (2005, 2008, 2011, 2014, 2017, 2021).
Elle constate que le salarié a bénéficié d’un avancement régulier « tous les deux ou trois ans », conforme au statut.
Le salarié invoquait une discrimination salariale et se comparait à d’autres agents prétendument mieux positionnés, nés entre 1968 et 1972. Mais la Cour souligne que l’attestation produite à ce sujet est insuffisante : elle reste générale, ne cite pas les agents concernés, ne détaille ni l’ancienneté, ni les fonctions, ni la qualité du service des personnes comparées. L’année de naissance, insiste la Cour, n’est pas un critère d’avancement.
La Cour rappelle en outre que :
- les longues périodes d’absence du salarié (du 3 mai 2017 au 3 mars 2019 puis du 6 mars 2020 jusqu’à ce jour) ont rendu son évaluation difficile,
- le statut SNCF prévoit que le droit à l’avancement en classe et en niveau est suspendu en cas d’absence supérieure à trois mois,
- le passage au niveau 2 sans inscription sur tableau d’aptitude n’est envisageable qu’à certaines conditions, dont une durée de séjour de 14 ans sur le niveau 1, condition atteinte en 2023.
Conclusion : pour la Cour, la SNCF a appliqué correctement le statut, sans manquement à l’égalité de traitement ni à l’obligation de loyauté. Le refus d’une promotion plus rapide ne caractérise pas une exécution déloyale du contrat. Les demandes du salarié au titre de l’absence d’évolution de carrière sont donc rejetées, et le jugement prud’homal confirmé sur ce point.
Harcèlement moral : une présomption renversée par l’employeur
Le cœur du litige porte sur le harcèlement moral, défini par l’article L.1152-1 du code du travail comme des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits, à la dignité, à la santé ou à l’avenir professionnel du salarié.
En matière de preuve, le salarié doit d’abord présenter des éléments laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Il appartient ensuite à l’employeur de démontrer que les faits sont étrangers à tout harcèlement et justifiés par des éléments objectifs.
Les éléments avancés par le salarié
Pour étayer sa thèse, l’agent SUGE se prévaut notamment :
- des sanctions disciplinaires annulées,
- d’une mise à l’écart qu’il décrit comme une « mise au placard » entre mars 2019 et janvier 2020,
- de l’absence d’avancée de carrière,
- de la reconnaissance de sa maladie professionnelle à caractère anxio-dépressif,
- d’attestations de collègues décrivant des propos hostiles de la hiérarchie,
- de certificats médicaux constatant un état dépressif et anxieux.
Ces éléments, pris ensemble, suffisent à faire naître une présomption de harcèlement au sens de la loi, estime la Cour. Il revient donc à la SNCF de démontrer que ses décisions reposent sur des motifs objectifs, étrangers à toute volonté de nuire.
La « mise au placard » en vidéosurveillance : pas retenue
Sur le grief de mise à l’écart, le salarié affirme n’avoir eu « aucune mission » entre mars 2019 et janvier 2020 et être resté « à ne rien faire ». Il évoque aussi des conditions matérielles difficiles (local exigu, sans fenêtre ni chauffage).
La SNCF oppose que :
- le salarié a repris à mi-temps thérapeutique en mars 2019,
- les médecins du travail ont préconisé un travail administratif exclusivement, sans activité de terrain,
- il a donc été affecté en vidéosurveillance, poste nécessitant la présence d’un agent pour visionner les images en temps réel et gérer les incidents.
La Cour retient la version de l’employeur. Elle souligne que :
- le salarié n’a jamais contesté, à l’époque, cette affectation ni auprès de la direction, ni du médecin du travail, ni des instances représentatives,
- une attestation de collègue mentionne certes des temps d’inaction apparente, mais reconnaît en même temps une activité de visionnage,
- le salarié lui-même décrit ce travail de surveillance dans un courrier ultérieur.
La juridiction en conclut qu’il ne s’agissait pas d’une mise au placard, mais d’un aménagement de poste conforme aux préconisations médicales et aux impératifs de sécurité. Le simple fait de travailler dans un local technique, aussi peu confortable soit-il, ne suffit pas à caractériser un harcèlement.
Les sanctions disciplinaires annulées… mais pas abusives
Autre point clé : les sanctions disciplinaires de 2017 et 2018, annulées par la justice prud’homale, peuvent-elles servir à prouver une volonté de harcèlement de la part de l’employeur ?
Pour la Cour, la réponse est non.
Elle rappelle que la mise à pied de 2017 faisait suite à plusieurs griefs, notamment :
- le manquement du salarié à son rôle de chef de mission lors d’un incident en gare,
- la colportation de rumeurs visant des collègues,
- des verbalisation jugées ciblées envers des personnes d’origine étrangère,
- et une participation à un chahut ayant conduit à des dégradations.
Ces comportements avaient été dénoncés par un collègue, M. [X], qui avait saisi le Défenseur des droits et alerté sa hiérarchie. Le salarié soutenait que M. [X] avait été manipulé et contraint à dénoncer ses collègues. Mais la Cour n’est pas convaincue :
- aucun élément n’établit des pressions directes de la hiérarchie au moment des faits,
- les démarches de M. [X] apparaissent personnelles et réfléchies,
- ce dernier se plaint aussi de son propre traitement syndical, ce qui confirme le caractère volontaire de son signalement.
Quant aux autres griefs (chahut, gérance de SCI non déclarée), le salarié ne contestait pas leur réalité, mais principalement la preuve ou la prescription.
Dès lors, si la justice a annulé ces sanctions pour des raisons juridiques (preuve insuffisante, prescription, proportionnalité), la Cour d’appel estime qu’on ne peut pas en déduire une manœuvre délibérée de harcèlement. Les sanctions répondent à des faits objectivement problématiques et ne traduisent pas un acharnement.
Le courrier d’observation sur l’entretien de l’arme de service est lui aussi replacé dans un contexte plus large : la SNCF produit des rappels similaires envoyés à d’autres agents durant la même période. Là encore, la Cour y voit un rappel général à la sécurité, non une mesure ciblée ou vexatoire.
La maladie professionnelle ne suffit pas à prouver le harcèlement
Le salarié se prévaut de la reconnaissance de sa maladie professionnelle (troubles anxio-dépressifs) par la caisse de prévoyance, après avis d’un comité régional.
La Cour rappelle un principe essentiel : le droit du travail est autonome par rapport au droit de la sécurité sociale. La reconnaissance d’une maladie professionnelle ne suffit pas, en elle-même, à établir un harcèlement moral.
De même, le simple constat d’un état de santé altéré ne permet pas, à lui seul, de présumer un harcèlement.
Or, en l’espèce :
- les circonstances précises de l’accident du travail de mars 2020 restent peu documentées,
- le certificat initial de la maladie professionnelle de juillet 2021 n’est pas produit,
- aucune pièce n’établit un lien direct et répété entre la hiérarchie mise en cause et les troubles psychiques constatés.
Le salarié impute principalement ses difficultés à un supérieur, M. [K]. Mais la Cour relève que :
- la collaboration entre eux n’a duré que quelques mois (d’octobre 2016 à mai 2017),
- M. [K] a été muté en 2019,
- les attestations produites ne décrivent pas de manière précise et répétée des ordres humiliants, brimades, mesures vexatoires ou abus d’autorité de nature à fonder le harcèlement.
Un rapport externe évoquant un « management délétère » est mentionné, mais ses pièces annexes ne sont pas versées au dossier, ce qui limite sa portée.
En somme, la Cour considère qu’il n’est pas démontré que la pathologie du salarié résulte d’« agissements répétés » imputables à la SNCF et constitutifs de harcèlement moral.
Aucune faute de la SNCF dans la prévention des risques
Le salarié reprochait aussi à la SNCF d’avoir manqué à son obligation de sécurité, en ne menant ni enquête interne, ni action de prévention spécifique après ses alertes.
La Cour constate pourtant que :
- aucune alerte formelle n’a été adressée à l’employeur ou aux instances représentatives avant un courrier à l’inspection du travail en octobre 2020,
- le salarié était en arrêt de travail continu depuis mars 2020,
- le principal supérieur visé, M. [K], avait été muté plus d’un an et demi auparavant.
En l’absence de signalements circonstanciés et compte tenu du contexte, la Cour estime qu’on ne peut pas reprocher à la SNCF de ne pas avoir ouvert d’enquête interne spécifique. Aucun manquement à l’obligation de sécurité n’est retenu.
Une décision lourde de conséquences pour le salarié
Au terme de son analyse, la Cour d’appel de Dijon conclut que :
- les faits avancés par le salarié ne caractérisent pas un harcèlement moral,
- la SNCF parvient à renverser la présomption qui pesait sur elle,
- l’état de santé du salarié, bien que réel et reconnu, ne peut être directement imputé à des agissements répétés fautifs de l’employeur.
La conséquence est radicale :
- le jugement prud’homal est infirmé sur le harcèlement moral,
- le salarié est débouté de sa demande de dommages et intérêts sur ce fondement,
- la condamnation de la SNCF à 20 500 € et 1 000 € au titre de l’article 700 est annulée,
- le salarié est condamné aux dépens de première instance et d’appel,
- il doit verser à la SNCF la somme de 1 500 € pour ses frais irrépétibles,
- sa demande d’indemnisation pour exécution déloyale du contrat de travail et de reclassification est également rejetée.
Le jugement initial n’est confirmé que sur les points où les prud’hommes avaient déjà donné raison à la SNCF, notamment sur la régularité de l’évolution de carrière.
Un signal pour les futurs contentieux de harcèlement moral
Au-delà du cas individuel de cet agent SUGE, cette décision illustre plusieurs tendances de la jurisprudence :
- La barre de la preuve reste élevée : même si le salarié n’a pas à prouver le harcèlement de manière exhaustive, il doit établir un faisceau d’indices suffisamment solide. L’annulation de sanctions disciplinaires ne suffit pas automatiquement à démontrer un harcèlement.
- Autonomie entre droit du travail et sécurité sociale : la reconnaissance d’une maladie professionnelle psychique ne vaut pas reconnaissance d’un harcèlement moral. Le juge prud’homal conserve sa propre appréciation.
- Importance des faits précis et répétés : pour caractériser le harcèlement, les juridictions recherchent des agissements concrets, répétés, ciblés, et non de simples ressentis, tensions hiérarchiques ou désaccords professionnels.
- Obligation de sécurité sous conditions : l’employeur ne peut être sanctionné pour inaction que s’il a été effectivement alerté, de manière suffisamment claire, sur une situation de souffrance au travail lui imposant une réaction.
Pour les employeurs, cette décision confirme l’importance :
- de documenter très précisément les sanctions,
- de conserver les pièces médicales, avis du médecin du travail, affectations et raisons de celles-ci,
- et de pouvoir démontrer que les décisions prises reposent sur des motifs objectifs, vérifiables et non discriminatoires.
Pour les salariés, elle rappelle que la reconnaissance d’un harcèlement moral nécessite un dossier factuel structuré : chronologie précise, preuves écrites, témoignages circonstanciés, alertes formalisées, et mise en lien claire entre les agissements et la dégradation de la santé.
Dans cette affaire, la Cour d’appel de Dijon a clairement choisi de suivre l’argumentation de la SNCF. L’entreprise, initialement condamnée pour harcèlement moral, est finalement blanchie en appel.
L’agent SUGE, en arrêt de travail de longue durée et reconnu en maladie professionnelle, voit ainsi sa bataille judiciaire se solder, pour l’heure, par une défaite lourde, tant sur le plan symbolique que financier.
